Lors d’une promenade, j’ai découvert à quelques rues de chez moi une petite entreprise récemment installée qui propose ses services dans le domaine de l’optimisation digitale. Il doit s’agir d’une jeune pousse, me dis-je (les hurlements que pousse l’anglicisme que je me garde d’utiliser sont tellement violents que j’ai presque l’impression de les entendre). Mais je fais la sourde oreille et salue l’esprit d’entreprise qui a présidé à la création de cette entreprise, non sans souhaiter bonne chance en mon for intérieur à celles qui y travaillent. Celles, oui, car j’ai oublié de signaler qu’il s’agit de femmes.
Le digital en manucure
J’ai également omis de préciser que l’optimisation digitale, dans leur esprit respectueux de la langue française, désigne les soins esthétiques des mains et des ongles, car elles font de la manucure. Elles sont d’ailleurs manucures, car l’activité et les personnes qui la pratiquent portent, en l’occurrence, le même nom, comme si un banquier faisait du banquier, un gendarme faisait du gendarme ou un interprète de conférence faisait de l’interprète de conférence. Mais pour revenir à nos manucures, puisqu’il s’agit de digital, un esprit facétieux, friand de jeux de mots et que nulle honte ne réfrène pourrait dire que leur entreprise est un jeune pouce.
Comme l’étymologie le signale de manière cinglante, « digital » est l’adjectif qui correspond au substantif « doigt ». Sur une montre à affichage numérique (et non à affichage digital, ce qui constitue un anglicisme), l’affichage de l’heure est assuré non pas par un cadran doté d’aiguilles mais par des chiffres (digits en anglais ; on en dénombre dix, comme les doigts). Même si en anglais les aiguilles d’une montre s’appellent hands, les aiguilles, ou les chiffres qui les remplacent, ne sont pas des doigts.* Un coup d’œil sur la mienne me confirme cette évidence et m’indique que je dispose d’un peu de temps pour poursuivre mon vagabondage.
Digital ou numérique ?
Manifestement, le digital gagne du terrain là où le numérique en perd, bien qu’il s’agisse de la même chose. Dans le monde de l’entreprise (qui, faut-il le rappeler, n’est pas le monde) la digitalisation prend le pas sur la numérisation. Toute entreprise moderne se doit d’avoir une présence numérique forte. Croyant faire mieux, certaines se targuent d’avoir une empreinte digitale significative. Sans doute sont-elles soucieuses d’affirmer leur identité unique.
Quoi qu’il en soit, on y perd son latin et même son français : nous voilà maintenant avec deux acceptions pour le mot digital et on se demande pourquoi le mot numérique a tendance à être ainsi délaissé comme un malpropre. Force est de constater que le maître mot, c’est la digitalisation. C’est plus long à dire que numérisation, mais digitalisation fait sans doute mieux, même si ce n’est pas directement calqué de l’anglais, car le mot anglais est digitization. Le risque de s’emmêler les pinceaux ou, comme disent les Québécois, de s’enfarger dans les fleurs du tapis, n’est donc pas mince.
Conclusion
Pour éviter le mal de tête qui commence à me gagner, je quitte le domaine de l’informatique pour aller me promener du côté de la pharmacie, ou plus précisément de la pharmacopée. Après m’avoir vendu du paracétamol, le pharmacien m’explique, sans que je ne lui aie rien demandé, que la digitaline, aussi appelée digitoxine ou digitoxoside, est un extrait de la digitale pourpre (Digitalis purpurea) et de la digitale laineuse (Digitalis lanata). Bien qu’on l’utilise dans le traitement de diverses affections du cœur comme l’insuffisance cardiaque, elle est toxique, la digitaline. Comme souvent, tout est question de dosage, me dit-il. Je quitte la pharmacie en ayant appris que la digitalisation, c’est donc l’administration de digitaline.
Je termine ma promenade en allant au cinéma. Dans Casino Royale, le 21e film de la série James Bond, le méchant du film, incarné par l’inquiétant Mads Mikkelsen, empoisonne l’agent 007 à la digitaline pendant une partie de poker. Quel est le nom de ce personnage mal intentionné ? Je vous le donne en mille : Le Chiffre, en français dans le texte.
*si en anglais la montre a des mains, notez qu’en français l’horloge a des bras (NdDR)