L’anglais doit-il toujours dominer l’Europe après le Brexit ?

3 juillet 2019
Dans les catégories Actualité linguistique
Écrit par : Xavier Combe

Retrouvez ici la tribune de Xavier Combe parue en Une du Huffington Post le 1er juillet dernier sur la situation de l’anglais en tant que langue officielle de Europe après le Brexit.

anglais langue officielle de l'Europe après le Brexit

L’anglais comme langue officielle de l’Europe

S’il a lieu, le Brexit emportera avec lui l’une des 24 langues officielles de l’Union européenne : sur trois pays anglophones, seul le Royaume-Uni déposa l’anglais comme langue officielle lors de son accession, les Irlandais ayant déposé le gaélique irlandais, et les Maltais le maltais.

Mais peut-être la langue de Shakespeare, ou plutôt celle de Robert Burns, reviendra-t-elle si l’Ecosse quitte le Royaume-Uni, si elle accède à l’UE et si elle dépose l’anglais comme langue officielle. Certes, avec des si, on mettrait le monstre du Loch Ness dans une bouteille (de Scotch) et tout cela ne se ferait pas du jour au lendemain.

En attendant cette échéance hypothétique et lointaine, quelle sera la langue qui exprimera désormais le projet européen ? Le polonais, le finnois, l’espagnol, le grec, le letton? Il y a fort à parier que ce sera l’anglais, langue d’un pays qui s’en sera détourné et qui ne sera plus que la langue de quelque 5 millions d’Irlandais et de Maltais. En effet, à défaut de préserver son statut de langue officielle, il est vraisemblable que l’anglais demeurera une langue de travail, en réalité la langue dominante de l’UE. Cela est d’autant plus possible que l’anglais a déjà ce statut de langue de travail au Parlement européen. Mais le Brexit ne modifiera pas du jour au lendemain l’ordre linguistique établi, car comme l’explique le linguiste Bernard Cerquiglini: “L’anglais est devenu la matrice intellectuelle de la Commission européenne ces dernières années, imposant ses valeurs et sa culture juridique”.

La langue, outil de la construction de la pensée individuelle et collective

Loin d’être neutre, la langue ne sert pas qu’à communiquer: ancrée dans une culture et une idéologie, elle est l’outil de la construction de la pensée individuelle et collective. Dans sa conception lacanienne, la langue, c’est ce qu’utilisent l’individu et la société pour démêler la complexité du monde et déchiffrer et bâtir la trame des interactions. La langue est le bien immatériel commun dont nous disposons pour vivre et pour viser tant bien que mal le progrès et le bonheur.

Si l’on n’y prend garde, l’anglais pourrait bien devenir l’instrument de la vassalisation de l’Union européenne face à son grand rival américain, voire anglo-américain et dénaturer ou entraver le projet européen. Comme le dit le député du Haut-Rhin Bruno Fuchs: “Une Europe qui parle anglais n’est qu’un marché”.

En attendant, pour les nouveaux dirigeants et parlementaires européens, les  enjeux sont importants. Il faut convaincre du bien-fondé et de l’efficacité de l’Union européenne face à une défiance rémanente et à la montée des nationalismes et ne pas encourager d’autres velléités qui emboîteraient le pas au Brexit. La situation pourrait être cocasse: expliquer en anglais qu’il ne faut pas faire comme les Anglais, affirmer en anglais les valeurs et l’identité européennes face aux Etats-Unis.

Quel futur pour la langue utilisée au Parlement Européen ?

La solution réside donc dans le plurilinguisme, politique affichée du projet européen. Le départ du Royaume-Uni doit être l’occasion de repenser la nécessité du plurilinguisme et de se rappeler la phrase du regretté Umberto Eco: “La langue de l’Europe, c’est la traduction”. La traduction et l’interprétation ne consistent pas simplement à remplacer hâtivement des mots d’une langue par ceux d’une autre. Elles requièrent une compréhension interculturelle et une adaptation de la richesse et des nuances de la pensée, celles-ci n’étant pas exprimables dans une langue véhiculaire.

De même qu’il faut préserver la biodiversité, il faut lutter contre l’aplanissement des langues et de la pensée par le tout-anglais et se convaincre que l’écart entre les langues est source d’enrichissement et d’intérêt pour l’autre. C’est, en quelque sorte, le sel de l’humanité. Le Brexit doit être perçu par les nouveaux dirigeants et parlementaires européens comme un signal de lancement d’une réelle politique de plurilinguisme et donc d’enseignement des langues à l’échelle européenne.

La situation en France

En France, l’anglais prématuré à l’école empêche de s’intéresser à d’autres langues. Enseigner, avant l’anglais, la langue des pays voisins dès le Cours Préparatoire irait dans le sens d’un véritable plurilinguisme. Puisque ce sont les municipalités qui s’occupent de l’enseignement primaire, on pourrait aussi enseigner la langue des villes de jumelage et envisager de manière plus intense des échanges d’enseignants. Menée à l’échelle européenne, cette politique d’enseignement précoce de langues étrangères autres que l’anglais freinerait l’asservissement à celui-ci et permettrait d’accéder aux bienfaits de la diversité linguistique: celle-ci constitue une richesse civilisationnelle garante d’équilibre, au même titre que le multilatéralisme.

Prendre au sérieux l’enseignement d’une langue étrangère signifie se poser les bonnes questions:

– Quel nombre d’heures d’enseignement y consacre-t-on? Comparaison n’est pas raison, mais les gens d’Europe du Nord ne sont pas “doués” pour les langues. Tordons le cou à ce mythe infondé et à cette généralisation stupide. D’une part, la maîtrise de l’allemand, du danois, du néerlandais ou du suédois facilite grandement l’apprentissage de l’anglais et, d’autre part, souvenons-nous qu’au contraire de ces langues, le finnois, langue finno-ougrienne, ne présente pratiquement pas de similitudes avec l’anglais. Force est d’en déduire que l’anglais y est davantage et mieux enseigné qu’en France.

– La langue étrangère est-elle valorisée? Autrement dit, est-elle considérée comme aussi importante, voire plus importante, que d’autres matières?

– Dans le monde du travail, faut-il de bonnes aptitudes en mathématiques ou bien une bonne maîtrise des langues étrangères?

– Pour construire l’Europe, faut-il promouvoir l’enseignement de langues européennes ou bien se contenter de l’anglais, langue d’un pays qui n’en fait plus partie?

Dans sa grande sagesse et sa logique implacable, Coluche disait: “La réponse est dans la question, je fais qu’un seul voyage[1].”

Conclusion

Pour aider les élèves à se construire dans une Europe elle-même en construction et dans un monde en mutation rapide, il faut leur permettre de découvrir et de créer, en leur donnant des compétences plurielles qui leur garantissent polyvalence et liberté. Les langues étrangères sont au cœur de cette ambition enthousiasmante qui n’est pas sans reprendre la pensée d’Aristote, qui, à défaut de trancher entre diriger l’éducation uniquement vers les choses d’utilité réelle, en faire une école de vertu et inclure les objets d’agrément, pense qu’il faut donner à l’esprit un courage généreux.

“Partout où l’éducation a été négligée, l’Etat en a reçu une atteinte funeste[2]”, prévient le grand visionnaire.

[1] On lui doit aussi: “Quatre langues?!? Reste-là, tu vas coller les timbres.”

[2] Politique, Livre V, Chapitre I, 1337a

Articles sur le même thème :
Brexit : Aspects linguistiques

Brexit : Aspects linguistiques

Lors de la crise grecque, quand d’aucuns évoquèrent la possibilité du Grexit, nul ne s’émut du fait qu’il s’agit d’un mot anglais (certes d’origines...