Le cauchemar
Après une journée harassante de travail, vous êtes enfin confortablement installé dans votre lit, toutes lumières éteintes, et sentez le sommeil vous gagner peu à peu. C’est alors que, confuse d’abord puis de plus en plus précise, vous vient cette sensation étrange d’une présence dans la chambre. Peut-être distinguez-vous une ombre du coin de l’œil. Si vous êtes encore assez conscient, il est possible que l’inquiétude vous gagne, et c’est là que la situation s’emballe. Vous cherchez à effrayer l’intrus, ou, si vous êtes en couple, à réveiller celui ou celle qui partage votre lit.
Et c’est précisément en essayant de réagir que vous constatez avec horreur que vous ne pouvez plus bouger.
L’ombre se précise. Ses traits sont toujours aussi difficiles à discerner, mais elle s’approche. Peut-être s’assoit-elle sur le bord du lit. Peut-être vient-elle positionner son visage à quelques centimètres du vôtre pour vous regarder droit dans les yeux. Peut-être vient-elle grimper sur votre torse ou votre dos, ajoutant à l’horreur de la paralysie une sensation intense d’oppression, d’étouffement. Jusqu’à ce qu’enfin vous réussissiez à bouger : elle disparaît alors brutalement et vous laisse haletant et terrorisé à l’idée de vous rendormir.
Cette expérience traumatisante n’est pas tirée d’un film d’horreur, même si elle a inspiré l’une des séries les plus populaires du fantastique de ces trente dernières années (les Griffes de la Nuit). Peut-être l’avez-vous vécue, sans doute connaissez-vous quelqu’un l’ayant vécu. Si c’est malgré tout la première fois que vous en entendez parler, sachez qu’il s’agit d’un phénomène universel et documenté dans toutes les cultures, à telle enseigne qu’on lui attribue une vague de décès aux États-Unis d’Amérique dans les années 80 parmi la communauté Hmong.
La paralysie du sommeil
Ce que les scientifiques appellent « la paralysie du sommeil » est en fait un phénomène dû à un léger dérèglement dans le processus d’endormissement, qui n’est rien d’autre que l’inverse du somnambulisme. Dans ce dernier cas, l’hormone bloquant le signal du mouvement du cerveau et qui vous empêche de réagir physiquement aux rêves ne fonctionne pas. Dans la paralysie du sommeil, elle est au contraire secrétée quelques instants trop tôt, avant l’endormissement complet. Cet état de conscience altérée débouche sur une perte de repère de votre propre corporalité : la présence que vous percevez est en fait la vôtre. La paralysie ressentie débouche sur une angoisse profonde projetée en rêve dans la réalité. Vous êtes coincé dans le monde réel, hanté par des projections d’un subconscient en pleine crise de panique.
L’étymologie du mot cauchemar
Et c’est à cet état que fait référence le sujet de notre étude étymologique du jour : cauchemar. Ce mot, l’un des rares en français à s’achever par un ar sec (sans « e », « d » ou « t » final) se réfère en fait à la créature mythologique que la paralysie du sommeil a fait naître depuis l’antiquité : l’incube*, cette créature hideuse qui vole le souffle du dormeur en s’asseyant sur son torse.** Le terme incube a longtemps été le terme employé par les médecins français médiévaux avant d’être remplacé par le terme picard cauchemar (ou coche-mare) dont l’usage est déjà relevé dans un texte de 1375. Le terme se décompose en deux : d’une part, cauquier ou chauchier pour fouler ou presser, d’autre part de mare, du néerlandais merrie qui désignait un fantôme nocturne. On le retrouve dans les formes anciennes Mahr en Allemagne et mara en Norvège.
C’est aussi mare qu’a conservé l’anglais nightmare. Il est amusant de constater qu’en anglais mare seul fait référence à une jument, sens avec lequel Shakespeare joue dans son vers « He met the nightmare and her nine foals » dans le Roi Lear***. Ce qui explique aussi ce que vient faire le cheval dans la peinture « le cauchemar » de Füssli.
En Espagne, avec pesadilla, c’est encore le poids et la sensation d’étouffement qui marquent la langue, plus que les rêves désagréables causés par un trop plein de poivrons farcis. Il est remarquable de voir qu’ici l’adjectif pesado [lourd] est substantivé au féminin auquel est ajouté le suffixe diminutif -illa. Là où les autres langues y voient quelque chose de spectral et terrifiant, l’espagnol en réduit ainsi l’impact – peut-être pour rassurer un enfant qui en aura été victime ? Au-delà des langues habituelles couvertes par ce précis, notons que la référence à la pression revient dans nombre d’autres langues : le hongrois boszorkany-nyomas [la pression des sorcières], le chinois bei gui ya [tenu par un fantôme] ou l’indonésien digeunton [comprimé].
Conclusion
Que ce soit en français, en anglais ou en espagnol, notons que l’usage des trois termes qui se référaient uniquement à la paralysie du sommeil, et donc à des apparitions perçues comme surnaturelles, couvre aujourd’hui l’intégralité des mauvais rêves. Peut-être parce qu’avec l’avènement de la science, la magie a perdu beaucoup de son importance… Le poids du mot cède face au choc du labo.
* D’in-cubare en latin, « coucher sur », à l’inverse de la succube, son pendant féminin, qui se « couche sous » et faisait à l’origine référence à la prostituée.
** Dans la tradition bretonne, l’Ankou est un autre visiteur nocturne qui vient s’asseoir au bord du lit de sa victime. Plus il s’assoit près de la tête du dormeur, moins celui-ci aura de chance de se réveiller.
*** À la traduction littérale « il rencontra la jument de la nuit et ses neuf poulains » la traduction française choisit judicieusement : « Il rencontra le cauchemar et ses neuf lutins ».